Les notes suivantes sont extraites de l'ouvrage de Gabriel de Chénier sur le maréchal Davout (1866). Chénier écrit que le maréchal Davout n'a pas écrit de mémoires :
"si le maréchal avait laissé des mémoires, la famille n'aurait pas manqué de les publier" écrit-il. Mais le maréchal avait commencé à rédiger quelques chapitres de ses mémoires, qui furent publiées, avec un certain nombre de lettres et autres documents en 1879-1880 par sa fille, la marquise de Bloqueville (Le maréchal Davout, prince d'Eckmühl, raconté par les siens et par lui-même, Paris, 1879-1880, 4 vol. in-8°).
C'est dans les papiers de Davout que Chénier avait trouvé ces notes sur Waterloo :
Chénier (L.J. Gabriel de), Histoire de la vie militaire, politique et administrative du maréchal Davout, d'après les documents officiels. Paris 1866.
La mesure que prit l'Empereur de faire deux commandements à part, pour agir dans des directions diverses, ne pouvait être que funeste ; elle n'était praticable qu'après une victoire décisive. II faut éviter des détachements aussi nombreux la veille d'une bataille ; il faut la donner avec tous ses moyens. La direction que l'Empereur donna au maréchal Grouchy sur Sombref peut être regardée comme la principale cause des désastres de cette campagne. Un général en chef ne peut donner des directions que lorsqu'il connaît la position de l'ennemi.
Quelques heures après l'ordre expédié, l'Empereur reconnut l'armée ennemie derrière le ruisseau qui passe à Ligny, la gauche, dans la direction de Ligny ; la droite, dans celle de Saint-Amand. Son principal but devait être de séparer l'armée prussienne de l'armée anglaise, d'être, à tout événement, en communication avec les forces que commandait le maréchal Ney, afin de s'en appuyer au besoin. Alors, il ne devait pas laisser l'armée prussienne entre lui et ce maréchal. Dans la supposition où il aurait battu cette armée, il l'obligeait à se retirer dans la direction de l'armée anglaise et, par conséquent, sur ses renforts. Dans la supposition contraire, il courait le grand danger d'être sans communication avec le maréchal Ney, et ce dernier eût été d'autant plus exposé, qu'il eût été plus près de Bruxelles, en exécutant les ordres qu'il avait reçus. L'Empereur était à la tête de son avant-garde, lorsqu'il a découvert l'armée prussienne sur les hauteurs de Ligny ; toutes ses troupes étaient sur ses derrières et il pouvait leur donner la direction qu'il voulait. Le général Bonaparte d'Italie, le Napoléon de l'Allemagne et de la Prusse avait gagné ses grandes batailles en tournant la position de l'ennemi et en l'attaquant par ses bagages.
Alors, il eût dirigé la droite par Saint- Amand, et il eût prolongé la gauche de Namur à Bruxelles, entre les Quatre-Bras et Sombref. Les Prussiens eussent été obligés de faire volte-face, ce qui n'est pas commode et occasionne la défaite d'une armée, lorsqu'elle est forcée d'exécuter cette manœuvre sous le feu de l'ennemi. L'armée prussienne battue, éprouvait de très grandes pertes dans les défilés de Ligny ; ses débris eussent été obligés d'aller passer la Meuse et elle se serait trouvée sans communication avec l'armée anglaise. Pendant toute la bataille, Napoléon ne cessait pas d'être en communication avec le maréchal Ney et pouvait, suivant les circonstances, appeler à lui partie de ses troupes ou tout le corps. L'armée prussienne en retraite sur la Meuse, l'Empereur, le 17, la faisait suivre par un petit corps d’observation, tombait ce même jour avec toutes ses forces sur l'armée anglaise et réunissait toutes les probabilités d'une victoire décisive. Mais c'est le Napoléon de la Moskowa qui, pour se servir d'une expression vulgaire, a pris le taureau par les cornes : aussi la bataille a-t-elle été sanglante et disputée, et les Prussiens ont eu toute facilité de se retirer sur l'armée anglaise, en faisant un léger détour.
La multiplicité des ordres contradictoires, avant et pendant la journée de Waterloo, est une nouvelle preuve qu'on ne doit jamais avoir de détachements à une trop grande distance des lieux où se passe l'événement principal de la bataille. L'Empereur reconnaît que les Prussiens veulent se réunir aux Anglais ; il donne, en conséquence, au maréchal Ney, des instructions tardives ; en supposant même que l'exécution en eût été possible, le temps eût manqué à cause de l'éloignement qui était trop considérable et pouvait donner lieu à trop d'événements : la face des choses, dans une bataille, changeant d'un moment à l'autre.
L'absence du corps du maréchal Grouchy a, plus que tout, contribué à la perte de la bataille de Waterloo. Par les différentes dépêches qui ont été publiées, il est prouvé qu'on avait de forts mauvais renseignements sur la retraite de l'armée prussienne ; on poursuivait sur les routes de Namur et de Liége quelques bagages, et l'armée elle-même se retirait sur les Anglais par Gembloux et Wavres. Comment pouvait-on prendre le change, lorsqu'on était dans un pays ami et que l'ennemi laissait sa trace sur les chemins qu'il parcourait? On a vu que c'est le 17 que l'Empereur eût dû livrer bataille aux Anglais ; ne l'ayant fait que le 18, il ne devait pas engager l'action si tard et attendre jusqu'à une heure de l'après-midi. Les instructions données le 18, à dix heures du matin, au maréchal Grouchy, et la direction sur Wavres sont fautives ; cependant, la dernière phrase de la lettre qui lui recommandait de ne pas négliger de lier ses communications avec l'Empereur, et de lui donner souvent de ses nouvelles, traçait à ce maréchal sa ligne de conduite. Il n'a rempli aucune de ces recommandations ; les communications n'ont pu être liées, et la majeure partie de l'armée prussienne s'est placée entre lui et l'Empereur, qui, par cette même lettre, annonce qu'il va faire attaquer l'armée anglaise. Le maréchal Grouchy devait donc occuper toute l'armée prussienne : celle-ci se portant contre l'Empereur, il devait donc manœuvrer pour la combattre. Dans leur rapport officiel, les Prussiens témoignent leur étonnement de ce que le maréchal Grouchy a pris le change et les a laissés manœuvrer si tranquillement ; ils motivent leur étonnement non seulement sur le canon de l'Empereur qui annonçait une bataille très vive, mais encore sur l'assertion qu'ils font que, des hauteurs de Wavres, on découvre la plaine de Saint-Lambert, que traversait leur armée pour se diriger sur le canon. Cette observation détruit toutes les excuses qu'on pourrait donner. Au surplus, pourquoi l'Empereur avait-il choisi un général qui n'avait pas l'habitude d'être livré à lui-même, qui avait la réputation d'une brillante bravoure, mais qui n'avait jamais commandé en chef ni armée ni corps d'armée? Ces observations n'ont pas pour but de faire des reproches à un officier général ; mais, avec le caractère particulier de ces souvenirs, il semble qu'on ne peut trop éclaircir tous les points militaires qui s'y rattachent.