Allez un point de vue un peu moins sarcastique...
L’idée de base de Coppens est de montrer comment Napoléon, dans ses dictées de Sainte-Hélène, avait tordu la réalité pour faire retomber le poids de la défaite sur ses subordonnés et s’exonérer lui-même de toute responsabilité dans la catastrophe. Et comment les « historiens » se sont laissé empoisonner l’esprit par les mensonges impériaux au point de ne plus pouvoir s’en dégager, et ainsi donner une vision de la bataille qui n’a plus grand-chose à voir avec la réalité des faits.
Ainsi a-t-il cédé à la tentation de réécrire l’histoire de la campagne. On aurait pu s’attendre à ce qu’il suive à la trace les dictées de Sainte-Hélène, en débusquant à chaque détour de page, les mensonges parfois éhontés du « plus grand capitaine de tous les temps ». Malheureusement, il n’en fait rien et tombe parfois dans l’erreur grave. Je ne donnerai qu’un seul exemple, parce qu’il m’a influencé négativement durant toute la lecture. Bernard Coppens parle du grand ordre (grand parce que très long…) dicté le 14 juin dans la soirée. Je cite : « Napoléon a établi son quartier général à Beaumont où il dicte un ordre de mouvement extrêmement détaillé pour le lendemain. D’après celui-ci, l’armée française doit se porter en trois colonnes vers la Sambre : A gauche, le 1er corps d’armée (…) et le 2e (…) sur Thuin et Marchienne. Au centre, les 3e (…) et 6e (…), la Garde impériale et la réserve de cavalerie de Beaumont par Ham-sur-Heure vers Charleroi ; A droite, le 4e corps (Gérard) vers Châtelet par Gerpinnes. »
Or l’ordre en question ne dit pas cela du tout. Je cite le texte du registre du major général : «… Le lieutenant général Vandamme (4e corps) fera battre la diane à 2 heures et demie du matin ; à 3 heures, il mettra en marche son corps d’armée et le dirigera sur Charleroi. (…)M. le comte de Lobau fera battre la diane à 3 heures et demie, et il mettra en marche le 6ème corps d’armée à 4 heures pour suivre le mouvement du général Vandamme (3e corps) et l’appuyer.(…) M. le comte Reille (2e corps) fera battre la diane à 2 heures et demie du matin, et il mettra en marche le 2ème corps à 3 heures ; il le dirigera sur Marchienne-au-Pont, où il fera en sorte d’être rendu avant 9 heures du matin. (…)M. le comte d’Erlon mettra en marche le 1er corps à 3 heures du matin, et il le dirigera aussi sur Charleroi, en suivant le mouvement du 2ème corps. (…)Le 4ème corps (armée de la Moselle) a reçu l’ordre de prendre aujourd’hui position en avant de Philippeville. Si son mouvement est opéré et si les divisions qui composent ce corps d’armée sont réunies, M. le lieutenant général Gérard les mettra en marche demain, à 3 heures du matin, et les dirigera sur Charleroi. Il aura soin de se tenir à hauteur du 3ème corps, avec lequel il communiquera, afin d’arriver à peu près en même temps devant Charleroi (...) » Nulle mention de Châtelet !... Je mets d’ailleurs au défi quiconque sait lire de me trouver le nom de Châtelet dans cet ordre de mouvement. Or cet ordre, que l’on a dit et répété si génial, n’aboutit qu’à une chose : un encombrement inextricable devant le pont de Charleroi.
Ainsi donc Coppens, sans doute involontairement, et faute d’avoir lu avec attention l’ordre du 14, tombe dans le même travers qu’il reproche à Thiers, Houssaye et, accessoirement Logie et Damamme : faire dire à un ordre, écrit noir sur blanc, exactement le contraire de ce qu’il dit…
Après cela, la lecture du livre de Coppens se fait crayon à la main : on se méfie…
Deuxième détail qui me trouble profondément : Coppens revient sur une théorie qu’il avait déjà développée sur son site – et qui revient comme une idée fixe dans tout son livre – à savoir que Napoléon et son état-major ne savaient pas lire une carte. Il soutient en effet qu’ils auraient décalé les points remarquables du site d’un cran. Ils auraient donc pris la Haie-Sainte pour la ferme de Mont-Saint-Jean et celle-ci pour le village de Mont-Saint-Jean. L’hypothèse était intéressante, au moins comme sujet de débat… Mais elle est, à la réflexion, assez peu plausible. Le jeune Bonaparte était, dès son passage à l’Ecole militaire, réputé pour ses talents en cartographie. Il n’a même tenu qu’à peu de choses qu’il soit engagé comme cartographe et astronome dans l’expédition qui vit la disparition de La Pérouse… A quoi tient la destinée du monde ?... Or, lire une carte, c’est comme rouler à vélo : cela ne s’oublie pas. Ajoutons à cela que les officiers de son état-major n’étaient pas, eux non plus, des néophytes en la matière et l’auraient-ils été qu’il faudrait encore mentionner le nom des trois cartographes présents dans l’état-major du maréchal Soult, le colonel Bonne et MM. Dupré et Paluchet. Tous ces professionnels auraient-ils pu confondre la chaussée de Nivelles, pavée et orientée nord-est / sud-ouest avec le chemin d’Ohain, sentier de terre orienté est-ouest ? Plus grave : ce dernier chemin se prolonge à l’est de la chaussée de Charleroi jusque vers Ohain, ce que ne fait naturellement pas du tout la chaussée de Nivelles. Ce dernier « détail » est péremptoire : il est impossible en lisant la carte de confondre ces deux axes. A l’appui de sa thèse, Coppens fait mention du fait que, sur la carte de Ferraris (et celle de Capitaine qui en est la copie servile), la chaussée de Charleroi fait un coude étrange et passe à l’est de la ferme de Mont-Saint-Jean alors que, comme de nos jours, elle passait en 1815 à l’ouest de ce vaste bâtiment. D’où la confusion avec la Haie-Sainte. Effectivement, en 1771, lors du levé de la carte de Ferraris, la route faisait ce curieux coude, mais en 1815, la chaussée avait été rectifiée. J’ai personnellement consulté la carte (manuscrite) de cabinet de Ferraris et l’on voit très bien que le cartographe qui était chargé de l’ « entretenir » avant 1794, a dessiné à la plume la rectification tout en laissant subsister l’ancien tracé, ce qui prouve qu’en 1815, la route passait bien à gauche de la ferme de Mont-Saint-Jean. Cela aurait-il pu induire Napoléon et toute son équipe en erreur ? Certainement pas : de là où il se tenait, Napoléon (pas plus que n’importe qui) ne pouvait voir la chaussée de Charleroi au-delà du croisement de la chaussée avec le chemin d’Ohain. Le fait qu’elle passe à gauche ou à droite de la ferme ne pouvait donc l’influencer.
Le fait que l’état-major français ait « mélangé » les fermes ne change rien à l’affaire. Le front de Wellington était bien à où il était et nulle part ailleurs, quels que soient les noms donnés aux lieux-dits, et c’est Wellington qu’il fallait battre et non un accident de terrain.
Plus grave : Napoléon n’aurait pas vu que, derrière un petit bois, se trouvait le château-ferme d’Hougoumont. Coppens prend prétexte du fait que plusieurs témoins parlent du « village » d’Hougoumont et non du « château ». Il faut croire qu’on avait l’habitude d’appeler « village » n’importe quelle agglomération de plus d’une maison : ainsi parle-t-on du « village » des Quatre-Bras (quatre maisons) ou même de celui de La Haye (deux fermes). Sur la carte de Ferraris, et sur celle de Capitaine, on voit très bien deux symboles derrière le petit bois d’Hougoumont : l’un représente le château (et sa tour) et l’autre sa chapelle. Dire que Napoléon n’aurait pas vu qu’il y avait là des bâtiments relève de la plus haute fantaisie. Et ne l’aurait-il pas vu que, lorsque les Français ont pris le bois et se sont trouvé le nez sur le mur du grand jardin d’Hougoumont, il est peu vraisemblable que personne n’ait été l’en avertir.
Cependant, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain… Bernard Coppens, lorsqu’il s’éloigne un peu du champ de bataille, nous donne quelques très précieux détails sur l’historiographie de Waterloo ou « comment on écrit l’histoire ». Il nous montre comment la vision de la bataille a été radicalement modifiée par les dictées de Sainte-Hélène, comment les historiens sont pratiquement tous tombés dans le piège de ces relations flamboyantes. Mais, quelque intérêt que ce « démontage » présente, il est, je l’ai dit, trop sommaire. C’est dans chaque phrase des dictées de Napoléon qu’il faut trouver les mensonges et je le démontrerai un jour.
Un autre reproche me vient à l’esprit : Coppens cite un très grand nombre de textes écrits par des témoins de première ou deuxième main. En quoi, l’on s’aperçoit que les hommes qui étaient sur le terrain ne comprenaient strictement rien ou fort peu de choses à ce qui se passait autour d’eux… La plupart de ces témoignages doit donc être révoqué en doute. Le duc de Wellington, lorsqu’on lui demanda son avis sur les relations de la campagne, eut une réponse assez tranchante : « L’histoire d’une bataille, c’est un peu comme celle d’un bal. Certains peuvent se souvenir de tous les petits faits dont le grand résultat est la bataille gagnée ou perdue, mais personne ne peut se souvenir de l’ordre et du moment exact où ils sont advenus, et c’est précisément cela qui fait toute la différence. » et il mettait en doute le fait que quiconque puisse, à partir de témoignages divergents, écrire un jour une histoire véridique de la bataille de Waterloo.
Chose étonnante, Coppens n’appelle à la barre aucun témoin allié, si ce n’est Müffling (dans une traduction française) et quelques officiers britanniques (Kennedy ou Mercer). A lire son livre, on pourrait finir par se demander si Napoléon avait réellement besoin des alliés pour se faire battre… Cela dit, le péché est assez véniel dans la mesure où le but du livre est surtout de montrer en quoi les dictées de Sainte-Hélène ont influencé les historiens français.
Si Coppens démontre assez bien en quoi Napoléon a menti avec une mauvaise foi confondante, il lui reste donc maintenant à montrer comment le capitaine Siborne, lui, de la meilleure foi du monde, a menti encore plus fort que le « plus grand capitaine de l’histoire ». Et comment de la combinaison de ces deux collections de mensonges est née une légende de Waterloo qui n’a rien à voir avec la vérité historique.