suite et fin
Le commerce des Chinois au Japon se trouvant à peu près régi par les mêmes règles que celui des Hollandais, je n’ai pas cru de voir m’en occuper d’une manière spéciale. Il n’y a d’ailleurs rien à attendre pour nous de ce côté-là. Quand M. le commandant américain Biddle, après ses infructueuses démarches faites au Japon en 1846, écrivait à l’honorable M. Bancroft, secrétaire de la marine à Washington, « qu’il venait de découvrir que les Chinois apportaient des cotons américains au Japon, et que c’était un article dont on pourrait écouler au Japon de très grandes quantités, » il ne réfléchissait pas que les Chinois sont limités pour leurs retours par une quantité de cuivre déterminée, dont le maximum est de 12,000 quint, par an. La masse des cotons importés serait donc toujours restreinte, en admettant même, par impossible, que les Chinois, qui trouvent sur leurs marchés des cotons de tous les pays à vil prix [19], voulussent se faire les commissionnaires honnêtes des Américains, Un navire tout chargé de cotons étrangers en ferait tom ber les cours si bas, que la vente deviendrait impossible [20]. D’ailleurs les Japonais fabriquent aussi des cotons à bon marché pour la consommation habituelle ; ces cotons sont plus forts et mieux teints que les nôtres de même valeur, et les étoffes de ce genre, apportées par nous, sont pour eux des objets de pure fantaisie, parfaitement inutiles.
La liberté complète du commerce rendrait peut-être l’usage de nos produits plus général ; mais il faudrait d’abord renverser la chambre du trésor et tous les vieux règlemens, ce qui paraît difficile. Il faudrait surtout pouvoir traiter directement et soi-même avec les négocians japonais, sans passer par tous les intermédiaires qui absorbent aujourd’hui une partie des bénéfices.
L’expédition hollandaise pour le Japon part ordinairement de Batavia vers le 1er juillet. La traversée varie de 20 à 30 jours. Arrivé en vue des côtes du Japon, on arbore au grand mât un pavillon de reconnaissance particulier, et chaque fois différent, que les Japonais remettent tous les ans pour le voyage suivant. C’est une mesure de précaution depuis la surprise du Phaéton. Entré dans la baie de Nagasaki, le navire, après les formalités d’usage, est remorqué par 100 ou 150 petites barques, qui le conduisent majestueusement devant la ville. Ce spectacle a quelque chose d’imposant. L’artillerie tire de tous bords et salue en passant les forts du rivage ; le bruit du canon mille fois répété dans les montagnes qui bordent la baie, la magnificence et la richesse du tableau qu’on a sous les yeux, l’étrangeté des costumes, le chant cadencé des rameurs, le mouvement et l’animation qu’on remarque de tous les côtés, enfin l’impression qu’on ressent en entrant dans ce pays mystérieux, tout contribue à exalter l’imagination.
La ville de Nagasaki, entourée de sa ceinture de temples et de verdure, s’élève en amphithéâtre dans le fond [21]. La factorerie de Décima est à ses pieds ; cette petite île, faite de main d’homme, a la forme d’un éventail tronqué. Elle possède seize magasins grands et petits, huit maisons d’habitation, un jardin potager, un local isolé pour la conservation des archives, une salle de billard et un petit enclos portant le nom pompeux de Jardin des plantes. Puis viennent les bureaux de toute l’administration japonaise et des commis de la chambre du trésor.
D’après un règlement fort ancien, le navire doit tous les ans quitter Nagasaki le 20 kougouats (9e mois japonais, qui correspond ordinairement à la première quinzaine d’octobre), et en effet il part, officiellement du moins, toujours à cette date ; mais comme son chargement est encore incomplet, il va en attendre le complément au Tocaboco [22] officieusement. Ce retard est mis sur le compte du vent, qui soi-disant ne lui permet pas de sortir immédiatement. Les Japonaissont toujours satisfaits quand la forme est observée ; ils ne veulent pas, et ils ne doivent même pas, d’après leurs usages, aller au-delà. Cette élasticité d’accommodemens est si forte chez eux qu’ils l’appliquent à tout. Ainsi, par exemple, un individu peut mourir officieusement seulement, si son fils est encore trop jeune pour lui succéder dans ses fonctions et ses titres, et il est tenu pour vivant jusqu’à ce que sa mort soit officiellement annoncée, quoique tout le monde le sache officieusement enterré. Cela dure quelquefois plusieurs années, et ce n’est que le jour où l’on peut sans préjudice en communiquer la nouvelle que commencent le deuil et les complimens de condoléance.
D’après le même principe, le gouverneur de Nagasaki, qui est remplacé tous les ans dans ses fonctions, part le 21 kougouats pour la cour et l’annonce officiellement le départ du navire, qui cependant reste quelquefois plus de trois semaines encore au Tocaboco. Il en est ainsi au Japon de beaucoup de mesures qui, à première vue, paraissent vexatoires, et qui n’existent en réalité que pour la forme. Ceux qui ne connaissent pas ce pays et ses mœurs, et qui pourtant veulent en parler, prennent tout à la lettre et tombent dans de grandes erreurs d’appréciation.
L’entrée du Japon est souverainement interdite aux femmes étran gères, et il est pris pour cela des précautions officieuses et officielles qui ne permettent aucune espèce de transaction.
IV
Je crois avoir suffisamment établi que l’or, l’argent et le cuivre ont seuls alimenté les retours du commerce avec le Japon, dont la grande prospérité a décliné à mesure que ces moyens ont été retirés ou réduits. Tous les rapports de la factorerie hollandaise, tous les avis de la régence de Batavia à toutes les époques, enfin toutes les pièces que renferment les volumineuses archives de Décima sur cette matière et sur les nombreuses expériences faites avec d’autres produits, prouvent d’une manière irrécusable que les Hollandais, après l’or et l’argent, n’ont trouvé de retours sérieux qu’avec le cuivre, et qu’ils auraient abandonné depuis longtemps leur comptoir de Décima, si ce moyen leur avait été entièrement retiré.
Ces vérités n’empêchent pas que l’ouverture des ports du Japon ne soit fort désirable. Ces ports offriraient du moins de véritables avantages à la navigation et des refuges aux nombreux baleiniers que le mauvais temps tourmente fréquemment dans ces parages. Quant aux espérances commerciales que conçoivent les Américains, nous pensons qu’elles renferment beaucoup d’illusions et d’erreurs. Dans un pays tout à fait neuf, on a toujours les chances de l’inconnu ; il y a souvent des mécomptes, mais il y a aussi des succès inespérés. Le Japon n’est pas dans ce cas ; deux cent cinquante ans d’expériences faites par les Hollandais, par un peuple éminemment commerçant, peuvent donner la mesure assez exacte de ce qu’on doit espérer ou prévoir. Certes le dernier mot n’est pas dit dans cette question, loin de là. Si le Japon ouvrait librement ses ports à toutes les nations, si par ses relations extérieures, dégagées de toutes les entraves du passé, il attirait chez lui les produits si ingénieux et si variés de notre industrie commerciale, il est possible qu’il pût surgir de la des combinaisons inattendues et des moyens dont on ne saurait calculer encore la valeur. Ce qui importe, c’est de ne rien exagérer ; or, en prenant l’expérience pour règle, on est forcé de convenir que le Japon n’a pas jusqu’à présent laissé deviner les avantages qu’en peut tirer le grand commerce du monde. N’oublions pas sa position géographique. Placé à l’extrémité de l’Orient, ses produits devraient être abondans et de nature à procurer de riches retours pour compenser les frais et les difficultés d’un voyage si long ; ils devraient par-dessus tout se composer de denrées étrangères à nos climats. Le Japon ne présente rien de semblable. Après ses laques, ses porcelaines et les objets si précaires de son industrie, qui perdraient toute leur valeur s’ils cessaient d’être rares, nous ne trouvons rien au Japon que nous ne puissions produire beaucoup mieux et à meilleur marché. Si du moins le Japon se trouvait, commercialement parlant, sur une ligne de navigation très-fréquentéé, il pourrait devenir un centre d’entrepôt, comme par exemple Singapore et Java ; mais Singapore et Java, outre qu’ils possèdent des produits tropicaux, occupent une position admirable pour les navires de passage qui viennent souvent y compléter des chargemens commencés ailleurs. De la des échanges de marchandises et un mouvement de commerce qui ne peut se porter au Japon, livré à ses propres ressources et relégué au bout du monde, dans l’isolement qu’avant la politique la nature lui avait assigné.
La Chine par la mer de Corée, et la Russie par le Kamtschatka, trouveraient seuls des avantages certains dans l’ouverture des ports japonais ; elles pourraient l’entretenir des relations de cabotage et de courte traversée.
La navigation à vapeur entre San-Francisco et la Chine, en se développant, donnerait peut-être quelque valeur au port de Simoda pour le ravitaillement des navires. Toutefois ce port, placé à trois ou quatre journées de vapeur des côtes de Chine, presque au terme du voyage, n’aurait pas toute l’importance qu’on lui attribue. De plus, le traité américain reconnaissant aux autorités japonaises le privilège exclusif de toutes les fournitures et le droit d’en fixer les tarifs [23], il est à craindre que le prix des denrées n’y soit fort élevé.
En général les nations cherchent à attirer chez elles par de bonnes conditions le commerce étranger ; le Japon fera tout le contraire et n’accordera que ce qu’il ne pourra pas rigoureusement refuser. Sa politique est un lourd fardeau à soulever ; quand on croit l’avoir quelque peu haussé d’un côté, il retombe de l’autre ; on trouve toujours devant soi un enchevêtrement d’obstacles et de difficultés qui finit par lasser les plus opiniâtres. À tout ce qui ne leur convient pas, les Japonais font cette irrévocable objection : Cela ne se peut pas, et tout est dit. Ils n’acceptent aucune discussion et ne se rendent à aucun raisonnement. Ils les écoutent avec politesse et patience, il est vrai, mais ils n’y répondent que par un sourire plein de bienveillance et d’incrédulité.
On a souvent répété que le mouvement qui se porte avec une activité toujours croissante vers l’Australie et le percement de l’isthme de Panama, qui rapprochera les distances, ne permettront plus au Japon de conserver son système exclusif. Il suffit pourtant de jeter les yeux sur une carte pour voir que les navires venant d’Europe, des États-Unis et de tous les points importans de l’Inde, y compris même la Chine, et se dirigeant vers l’Australie, laisseront le Japon à une très grande distance au nord et ne s’en approcheront que pour des motifs exceptionnels. San-Francisco et Sidney sont à plus de deux mille lieues du Japon, Washington à plus de trois mille par la route de Panama. Ces distances sont bien considérables pour lier des affaires d’une importance secondaire.
Le cuivre du Japon pourrait sans doute alimenter de riches retours, si l’exportation en était tolérée dans de larges proportions ; mais l’on peut avancer avec certitude aujourd’hui que cette exportation sera très limitée, et ne sera même accordée qu’à certaines nations privilégiées. Or la question des cuivres est la plus importante et sans contredit le seul pivot sur lequel tourne tout le commerce actuel.
L’emploi de la force et de la violence, comme dernier argument de la civilisation, ne présente aucune chance de succès, et les Américains eux-mêmes l’ont compris. Les Japonais éviteront d’ailleurs tous les cas de guerre, et tâcheront toujours, à force de politesse et d’adresse, de garder au moins le bon droit de leur côté.
En étudiant de près les mœurs, les institutions, les lois des Japonais, on finit par se demander si leur civilisation, parfaitement appropriée à leur pays, a quelque chose à envier à la nôtre, ou à celle des États-Unis. L’instruction est généralement répandue dans toutes les classes de la société, les lois sont respectées, gratuitement appliquées, et, par un heureux mécanisme, elles imposent à la richesse une circulation obligée et incessante dans toutes les parties du territoire. Des établissemens nombreux pour les indigens et les infirmes, des greniers d’abondance toujours pourvus, la disette impossible, l’absence d’impôts, la liberté pour le peuple, des obligations sérieuses pour les grands et proportionnées à leur rang et à leur fortune, enfin tout ce que deux siècles de paix et de prospérité intérieure a pu procurer à un peuple uniquement occupé de lui-même et exempt de ces influences étrangères qui règlent trop souvent la politique des empires, ce sont là pour les Japonais autant d’élémens de bonheur et de bien-être que leurs prétendus civilisateurs auront de la peine à perfectionner.
L’usage de l’opium est tout à fait inconnu chez les Japonais, qui, sous ce rapport comme sous presque tous les autres, diffèrent entièrement des Chinois, dont ils n’ont ni les mœurs, ni les idées, ni les vices honteux.
Quant au récent traité des Américains avec le Japon, je crois qu’il est impossible d’en bien juger la portée. C’est un assemblage d’articles incohérens se contredisant les uns les autres, et qui sont d’ail leurs en opposition évidente avec les institutions et toutes les lois des Japonais, ce qui autorise quelques doutes sur l’authenticité du document. La formule même de la date, qui est de l’an de N. S. J.-C. 1854, n’aurait certainement pas été signée ainsi par les commissaires de l’empereur. Si les Américains n’ont eu en vue que d’établir au Japon des points de ravitaillement et de refuge pour leurs navires, leur but pourra être atteint, et les ports de Simoda et de Hakodadi, qui leur sont concédés, sont encore les meilleurs pour cela. S’ils ont au contraire sérieusement songé au commerce, ils doivent être détrompés à l’heure qu’il est, et le silence qui règne sur ’ toute cette affaire depuis leur traité en est un signe certain. Leurs succès font ordinairement plus de bruit.
En revanche, le traité conclu le 14 octobre 1854 entre l’Angleterre et le Japon porte un caractère d’authenticité qui mérite toute con fiance ; il dit :
« Les ports de Nagasaki et de Hakodadi sont ouverts aux Anglais, mais seulement pour les réparations et les approvisionnemens dont les navires auraient absolument besoin.
« Tous les autres ports de l’empire pourront aussi être fréquentés, mais dans les cas de force majeure et de détresse seulement.
« Le commerce reste interdit aux Anglais, et demeure un privilège exclusif accordé aux Hollandais et aux Chinois [24]..
« Les navires anglais, dans les ports du Japon, se conformeront aux lois japonaises ; si leurs commandans commettent des infractions à ces lois, les ports seront fermés. Si des contraventions sont commises par les subalternes, ceux-ci seront remis à leurs commandans pour être punis. »
Il est ajouté en finissant que « lorsque ces conventions auront été ratifiées par les deux gouvernemens, aucun haut fonctionnaire venant au Japon ne pourra les modifier. » L’Angleterre les ayant acceptées, elles doivent être considérées comme définitives.
Tout commerce étant interdit aux Anglais, il reste une chose à examiner, c’est le moyen qu’ils pourront employer pour payer leurs dépenses au Japon [25]. Le traité ne le dit pas, et il est possible que le gouvernement de Batavia, en reprenant à si grands frais pour son compte le commerce du cambang, ait prévu ce cas. Ce commerce donne de grands profits dans ses importations au Japon, mais j’ai expliqué toute la difficulté qu’il éprouve pour le retour de ses va leurs. Cette difficulté serait tranchée par la combinaison que je vais indiquer. La chambre du trésor (ou ses succursales dans les ports concédés) sera évidemment chargée de tous les règlemens avec les étrangers, et elle pourrait affecter à cet emploi le fonds de cambang des Hollandais. Elle encaisserait, selon l’usage, le produit des ventes publiques de la factorerie de Décima, et paierait avec cette recette les fournisseurs des navires étrangers. Les commandans de ces navires donneraient en retour aux Hollandais des traites sur l’Amérique ou l’Europe. Une pareille combinaison serait pour le comptoir de Décima d’une importance incontestable.
Le traité des Américains, dégagé de toutes les surcharges qui l’ont été ajoutées après coup, doit avoir à peu près la même valeur et la même forme que celui des Anglais que je viens de faire connaître. On ne saurait admettre en effet que l’Angleterre, qui a dans l’Inde une bien autre prépondérance que les États-Unis, eût accepté des conditions si inférieures à celles que ces derniers prétendent avoir obtenues.
L’expérience que les Américains ont voulu faire de leur traité confirme d’ailleurs cette opinion. Voici ce que rapportait, au mois d’octobre 1855, le New-York Herald : « Le gouverneur de Simoda a contesté, dans une proclamation, le droit des Américains de résider dans le Japon, sauf les cas de naufrage ou de force majeure. Ainsi le droit accordé par traité aux Américains se trouve réduit au simple privilège d’entrer dans les ports de l’empire, comme lieux de refuge. » Cette proclamation est en tous points conforme aux conditions accordées aux Anglais.
De toutes les démarches qui ont pour but d’obtenir l’accès de toutes les nations au commerce du Japon, celle que fit en 1844 le roi de Hollande Guillaume II est certainement la plus loyale et la plus généreuse, puisqu’il venait demander pour les autres des avantages qu’il possédait lui-même. L’empereur du Japon répondit « qu’il avait observé attentivement les événemens qui venaient de changer les institutions politiques et commerciales de la Chine, et que précisément ces événemens sur lesquels reposaient les conseils du roi de Hollande lui prouvaient clairement qu’un état ne peut conserver une tranquillité durable que par l’exclusion des étrangers. Si les Chinois, ajoute-t-il, n’avaient jamais toléré les établissemens des Anglais à Canton sur une aussi grande échelle, les différends qui ont amené la guerre ne seraient jamais survenus [26], ou bien les Anglais se seraient trouvés si faibles qu’ils auraient dû succomber dans une lutte inégale. Du moment qu’on cède sur un point, on est beaucoup plus vulnérable sur les autres. Ainsi raisonnait mon aïeul quand il vous accorda de faire ici le commerce ; sans les preuves de véritable amitié que vous avez si souvent données à notre pays., il est certain que vous eussiez été exclus comme tous les autres peuples d’Occident. Maintenant que vous possédez cet avantage, je souhaite que vous le conserviez, mais je me garderai bien de l’étendre à toute autre nation, quelle qu’elle soit, car il est plus facile de conserver une digue en bon état que d’empêcher l’agrandissement de la brèche, quand une fois elle l’est faite. J’ai donné mes ordres en conséquence, et l’expérience vous apprendra que notre politique est plus sage que celle de l’empire chinois. »
Si je rapproche ce langage de celui que les Américains font tenir maintenant à l’empereur du Japon, je suis tenté de croire à de grandes altérations, et il serait curieux d’en voir la contre-partie écrite par les Japonais eux-mêmes. Comme ils ne publient pas de journaux, il est facile de leur faire dire ce qu’on veut.
La réponse au roi de Hollande, que je viens de citer, indique la politique des Japonais. Quoi qu’on en dise, je crois qu’il faudra du temps encore pour renverser complètement la barrière qu’ils élevèrent si énergiquement en 1639, barrière qui n’aurait jamais existé, si de fatales expériences n’eussent trompé au début toutes leurs sympathies pour les étrangers. Nous avons vu que les premiers établissemens des Portugais furent favorisés de toutes les manières et presque au-delà des avantages dont jouissaient les habitans eux-mêmes : les ports ouverts, le commerce libre et sans entraves, des alliances de familles recherchées, des églises chrétiennes non-seulement tolérées, mais encouragées et protégées jusque dans la ville sainte des Dayris, des conversions innombrables dans toutes les classes de la société, la protection impériale pour les chrétiens, malgré les plaintes, longtemps repoussées, du clergé japonais [27] ; enfin le respect qu’on avait encore pour les Portugais et les Espagnols, même après les terribles édits de 1637, dont on cherchait toujours à éloigner les effets. Que voyons-nous en retour de tout cela ? Des lois violées par ces derniers, des édits sévères méprisés, des prédications violentes contre les ordres de l’empereur, l’intention évidente de faire servir la religion à la domination étrangère, comme cela se pratiqua du reste partout où pénétrèrent alors les Portugais.
Qui ne connaît l’anecdote de ce capitaine espagnol, qui, montrant avec fierté sur la carte les vastes états de son maître et les conquêtes du Nouveau-Monde, dit à un grand seigneur japonais que le roi d’Espagne les tenait du pape, qui était le dispensateur absolu de tous les pays où pénétrait le christianisme. La morgue et la fierté du clergé catholique étaient telles qu’un évêque, rencontrant un jour un des plus grands personnages de la cour, qui voyageait comme lui en palanquin, refusa non-seulement de lui témoigner les égards de la plus simple politesse, mais encore ordonna à ses valets de le dépasser brutalement. Ces deux circonstances, racontées à l’empereur, n’auraient pas été, dit-on, sans influence sur ses décisions [28]. L’arrivée de nouveaux prêtres malgré les édits, les excitations à la révolte, la lettre au roi de Portugal saisie et rapportée aux autorités japonaises, la lettre au gouverneur de Macao contenant le plan d’une vaste conspiration et demandant l’envoi de vaisseaux armés pour soutenir un mouvement prochain, la révolte d’Arima et de Simabarra, qui coûta la vie à plus de trente mille personnes, tout enfin devait conduire le gouvernement japonais aux mesures de prudence et de conservation qui ont fait depuis plus de deux siècles la prospérité de ce peuple. Il faut donc reconnaître que si les Portugais se fussent bornés aux intérêts de leur commerce et à la propagation pure et simple de leur foi sans attaquer les institutions politiques de l’empire, le Japon serait probablement aujourd’hui le pays le plus accessible, le plus hospitalier et peut-être le plus chrétien du monde. La charte éminemment protectrice accordée aux Hollandais en 1611 quand déjà tout ce qui était étranger devait paraître suspect, la tolérance et la patience de l’empereur après les édits de 1637, suivant lesquels tout Portugais aurait dû fuir ou mourir, et dont ces derniers abusèrent pendant trois ans encore pour ressaisir par la ruse et l’intrigue leur influence fatalement perdue, tout démontre suffisamment que les Japonais n’adoptèrent leurs terribles mesures qu’à la dernière extrémité.
Et si les Japonais avaient quelque envie de revenir aujourd’hui sur ces mesures, la lecture des journaux américains suffirait pour la leur ôter. Ils y verraient « qu’il faut à tout prix aller demander raison ou vengeance à ces barbares Japonais des outrages faits à nos nationaux. » De quels outrages parle-t-on ? Serait-ce par hasard des prétendues promenades dans des cages, ou bien de la contrainte (à laquelle les étrangers seraient assujettis) de profaner en la foulant aux pieds l’image du Christ ? On a fait justice depuis longtemps, je suppose, de pareilles impostures. Les Japonais peuvent lire dans un écrit de M. Levyssohn, ancien opperhoofd, publié en Hollande en 1852, une lettre de New-York, reproduite par le Times du 8 avril 1852, où il est dit que les vues des Américains « doivent se porter à l’avenir vers les vieux rivages de l’Asie, que leurs idées envahissantes les y poussent, que le tour du Japon est venu, et que le second acte de leur république se jouera dans ces contrées avec de la poudre à canon. « Les Japonais savent peut-être que le commodore Perry avait débarqué du monde pour employer la force au besoin, et que ses navires étaient prêts à foudroyer le rivage, si on eût repoussé ses propositions.
La dernière tentative faite par la Russie, en 1853, simultanément avec l’expédition des États-Unis, paraît avoir réussi, et l’empereur du Japon aurait fait, dit-on, une réponse très favorable. M. Siebold l’assure [29], et M. Siebold, en ces matières, a une grande autorité.
On a certainement quelques raisons de croire aujourd’hui que de grands changemens auront lieu au Japon ; mais ils ne se réaliseront pas aussi vite qu’on semble l’espérer. L’empereur prendra son temps pour préparer ce grand événement, et il paraît en effet qu’une réunion extraordinaire des principaux seigneurs de l’empire aurait été tenue en 1853, à Yédo, pour la révision des lois sur les étrangers. Il aurait été décidé : 1° qu’on accorderait quelques points du territoire aux étrangers comme pied-à-terre, pour l’établir des dépôts de charbon, et comme lieux de refuge et de ravitaillement pour les navires en détresse ; 2° qu’avant tout le Japon choisirait son heure pour la révision de ses lois et la réorganisation complète de son état militaire ; 3° que, dans tous les cas, l’admission des étrangers ne pourrait avoir lieu que dans des conditions très restreintes. Ces décisions contredisent le traité que les Américains prétendent avoir obtenu, mais elles s’accordent très bien avec le traité anglais.
La France se dispose à joindre ses efforts à ceux que viennent de faire d’autres nations : elle ne peut rester étrangère, quoi qu’il arrive, au mouvement qui se porte vers cette partie lointaine du monde. Elle n’a contre elle au Japon aucun des antécédens fâcheux de la Russie, de l’Angleterre, de l’Espagne, ni les formes vulgaires des Américains. La démarche que fit en 1846 M. l’amiral Cécille à Nagasaki, dans l’intérêt des marins français que la tempête pour rait jeter à la côte, fut conduite par lui avec une délicatesse et une dignité que les Japonais apprécièrent beaucoup, et dont ils conservent le plus honorable souvenir. L’admiration qu’ils ont d’ailleurs pour la gloire militaire a popularisé chez eux le nom de Napoléon. C’est là un moyen d’influence que le gouvernement saura faire servir, on doit l’espérer, aux intérêts de la France dans ces mers lointaines.
J. C. DELPRAT.