Un matin de 1809, l'Empereur se promenait, suivi de Berthier, qu'il venait de nommer prince de Wagram. Ils finissaient une conversation sur César.
Puisque vous croyez, sire, à la justice infaillible du proconsul, laissez moi vous citer une anecdote. On raconte qu'un sous-officier d'alors, nommé Sextius, dizenier dans une cohorte de la cinquième légion, avait à se plaindre de César. Il paraît que ce soldat était au service depuis dix ans et qu'il avait fait mainte action d'éclat, dont jamais il n'avait été récompensé. Le peuple, par l'organe d'un avocat, porta les réclamations du soldat romain au Sénat rassemblé, qui blâma César.
- Et que devint Sextius ?
- César le laissa dans l'ombre, lui maintint son grade, ne voulant pas se plier aux ordres du Sénat.
Injustice, en vérité, dit l'Empereur pensif.
En marchant ils venaient d'arriver près d'une troupe qui faisait la manœuvre. Apercevant l'Empereur, le colonel fit battre les tambours et ranger ses hommes en bataille.
Suivi du maréchal, Napoléon entra dans les rangs.
Immobilité émouvante. Au milieu de cette foule, l'Empereur avait l'air de marcher en pleine solitude, entre les uniformes plutôt qu'entre des rangées de soldats, le long de palissades humaines, serrées, enfoncées en terre, inébranlables. De temps à autre, s'arrêtant, les mains dans le dos, près d'une de ces têtes sans souffle, sans regard, sans pensées, il la contemplait.
Ensuite, lentement, il continuait sa promenade, s'arrêtait encore, plus loin, une seconde, parfois une minute, devant un autre soldat. Puis, muet comme lui, César passait.
Il dévisageait surtout les anciens. Soucieux il semblait chercher sur ces vieilles têtes une réclamation, une plainte, un mot étouffés peut-être par la discipline.
Puis, craintivement presque, il allait aux figures imberbes, il observait les poitrines sans croix, les manches sans galons ; les conscrits qui n'avaient pas encore atteint à la gloire, qui ne lui avaient pas donné assez de temps, assez de sang ; les jeunes, aussi hauts, aussi droits et fiers dans le rang que les vieux, mais plus rouges, empourprés d'une émotion d'âme qui dilatait leurs yeux par dessus ce petit empereur et y mettait, à défaut de regard, des lumières.
Déridé, cette fois, Napoléon s'éloignait enfin du régiment, quand, tout à coup, à droite de la compagnie de grenadiers du 1er bataillon, près du troisième rang, il s'arrêta devant le guide de droite, un sergent.
L'Empereur, immobile, les mains toujours derrière son dos, regardait cet homme profondément.
Il savait par cœur tous les soldats de son armée. Mais, dans sa mémoire impériale, il ne retrouvait pas celui-là.
Pourtant, sa tête parlait et pensait. Si les cheveux étaient rudes, secs, sauvages, si des mousses de poils d'ours, poussés sur les mains et les oreilles, donnaient à cet homme un air de force brutale, ses joues creuses, d'un jaune gris, indiquaient aussi l'habitude de réflexions nobles et puissantes. Juxtaposées Fortement, les lèvres étaient d'un chef, non d'un inférieur. Le menton était énergique, l'os maxillaire d'en bas énorme et la raideur de la colonne vertébrale accusait un esprit hautain et inflexible. L'Empereur se tourna du côté de Berthier :
- Ton soldat romain, Sextius…, lui dit-il tout bas.
Il hésitait à interroger, à entrer lui-même dans cette âme, violemment, comme il en avait l'habitude. Il tourna le dos et alla parler au colonel :
Comment s'appelle ce sergent ? Suivez mon doigt, le guide…
Noël, sire.
Dites moi cet homme brièvement. Quelles campagnes ?
Depuis la Vendée, toutes : Armée du Rhin, de l'Italie, de l'Ouest. Il s'est battu à Mantoue, à Rivoli, à la Favorite, à Zurich. Absent à Maestricht pour cause de blessure. Mais aussitôt il était à Ulm, puis à Austerlitz, Iéna, Eylau, Friedland. C'est un homme extraordinaire, simple, un peu froid, mais estimé de ses camarades. A la garnison, il les instruits ; sur le champ de bataille, il les entraine. Voilà dix ans qu'il est sous mes ordres ; je l'ai porté maintes fois pour la croix ; les bureaux l'ont toujours oublié. Ce serait une grande joie pour moi que Votre Majesté, enfin…
Assez ! interrompit l'Empereur ; faites-le venir.
Le vieil officier leva son épée :
Sergent Noël !
L'homme se détacha de sa compagnie de grenadiers, traversa l'intervalle des bataillons d'un pas de parade, automatique et s'arrêta devant l'Empereur, l'arme à la saignée.
- L'épaulette, dit Napoléon.
Nul éclat dans la voix de César ; l'air du bonhomme qui paie la journée d'un travailleur, le soir venu.
Le colonel fit un signe. Le tambour-major se tint prêt, la canne haute.
Un grand silence pesait sur les deux milles hommes. On eut dit un carré de morts, un régiment frappé debout et resté debout.
- Tambours, ouvrez le ban !
Les tambours grondèrent.
- Sergents, caporaux, grenadiers et tambours, vous reconnaîtrez désormais pour sous-lieutenant le sergent Noël, et vous lui obéirez en tout ce qui concerne le bien du service et l'exécution des règlements militaires. Tambours, fermez le ban !
Les tambours grondèrent.
Voûté sous sa capote, penché comme s'il méditait, paraissant plus petit, avec sa petite taille dans le vide laissé par les deux bataillons, l'Empereur presque insensiblement releva la main…
A ce léger signe, qu'il devina, le colonel reprit, d'un bondissement de voix que l'enthousiasme secouait :
- Tambours, ouvrez le ban.
Les tambours grondèrent.
- Officiers, sous-officiers, caporaux, grenadiers et tambours, vous reconnaîtrez désormais pour lieutenant le sous-lieutenant Noël, et vous lui obéirez en tout ce qui concerne le bien du service et l'exécution des règlements militaires.
- Tambours , fermez le ban !
Les tambours grondèrent.
Dans l'effrayant silence, un silence qui faisait lui-même silence, d'un geste aussi calme, la main de l'Empereur se releva. Rien ne se vit de la tempête qui saccageait l'âme du régiment, que la convulsion de l'épée dans la main du colonel et une pâleur, de plus en plus pâle, sur la bouche de l'homme immobile.
- Tambours ouvrez le ban !
Les tambours grondèrent.
- Officiers, sous-officiers, caporaux, grenadiers et tambours, vous reconnaîtrez désormais pour capitaine le lieutenant Noël et vous lui obéirez en tout ce qui concerne le bien du service et l'exécution des règlements militaires.
- Tambours, fermez le ban !
Les tambours grondèrent.
Alors comme la main de l'Empereur ne bougeait plus, le vieux colonel, avec sa manche, essuya la sueur qui mouillait ses joues. C'en fut assez. Un pareil aveu d'émotion dégonfla les cœurs, pleins à éclater.
Le colonel devina ses hommes et fit rompre les rangs. Aussitôt deux milles rugissements s'arrachèrent des bataillons et une avalanche de têtes rouges et hurlantes enveloppa l'Empereur, toujours penché, toujours immobile, toujours méditatif…
Car il n'avait pas fait assez, il le sentait. Sa justice était incomplète.
Du même pas calme, il vint à l'homme, effondré, honteux, assis sur le sac d'un camarade, son fusil entre les jambes, le menton sur son coude, tête basse.
Cette fois non plus, Napoléon n'osa lui parler.
Mais détachant sa croix, se penchant, il l'épingla sur l'habit du capitaine, sans dire un mot.
Les yeux du capitaine ne se levèrent pas. Pourtant lorsque l'Empereur retira ses mains, elles étaient chaudes de larmes.
Alors, seulement, César compris qu'il avait payé la dette de César.
Emouvant non ?